XVI
TOUS PÉRIS
L’honorable Oliver Browne, lieutenant de vaisseau, baissa sa lunette et annonça :
— Signal retransmis par l’Éléphant, amiral : « L’escadre côtière à mouiller dès que parée ! »
Bolitho avait lui aussi l’œil rivé à sa lunette, mais c’était pour observer les longs replis du terrain. Il avait l’impression qu’ils ne se rapprochaient toujours pas, comme si la côte attendait qu’ils se fussent engagés dans le chenal.
La tâche des commandants était lourde, dans ces eaux resserrées. Mais avec un chef comme Nelson, la tension était moins forte : pas de signaux superflus, pas de temps perdu. Bolitho se disait que le héros d’Aboukir avait dû travailler Hyde Parker au corps pour obtenir qu’il engageât l’affaire aussi rapidement.
Tandis que les escadres et les bâtiments en patrouille avancée faisaient route vers le Kattegat, Bolitho avait eu toute la journée pour réfléchir à l’attaque. Avec les côtes danoises et suédoises par le travers de chaque bord, le plan revenait à mener ses bâtiments tout droit dans la poche d’un braconnier.
Même maintenant, alors que les bricks et les canots sous voiles se frayaient leur route entre les lignes formées par les gros deux-ponts, des yeux invisibles observaient leurs mouvements. Nelson avait ordonné à l’ensemble de la flotte de mouiller, tout en sachant que l’escadre de Bolitho devait remettre en route dès qu’il ferait nuit. Il oubliait rarement quelque chose. Il avait même transféré sa marque du gros Saint-George sur l’Eléphant parce que ce dernier était plus petit et qu’il pourrait, grâce à son faible tirant d’eau, s’approcher plus près de terre sans risquer de s’échouer.
Bolitho baissa sa lunette et fit rapidement le tour de tous les visages familiers qu’il voyait sur le pont : le vieux Grubb qui examinait de ses yeux bigleux sa planchette avec ses adjoints ; Wolfe, les yeux levés vers la hune où quelques fusiliers s’entraînaient au maniement du pierrier ; Browne, plongé presque jusqu’aux genoux dans un fouillis de pavillons tandis que son aspirant et ses aides affalaient une volée de signaux frappés à la grand-vergue ; et puis Herrick, qui avait l’air d’être partout à la fois, comme d’habitude…
— Mouillez dès que cela vous conviendra, lui dit Bolitho – et, jetant un coup d’œil à la flamme du grand mât : Le vent est un peu tombé. Il faudra qu’il reste impeccable pour ce que nous avons à faire.
Herrick fit signe qu’il avait compris et alla rejoindre le pilote près de la roue.
— Soyez paré à casser l’erre, monsieur Grubb – et à Wolfe : Réduisez la toile, rentrez les perroquets et la grand-voile, je vous prie.
Les coups de sifflet résonnèrent de partout, les hommes coururent à leurs postes pour réduire la voilure du Benbow.
Bolitho les regardait travailler, observait les dessins qu’ils faisaient en se bousculant dans les enfléchures et jusqu’aux vergues de cacatois ou en donnant du mou sur les cabillots dans l’attente de ce qui allait suivre. On ne voyait plus le moindre signe d’hésitation, même chez les plus récents embarqués ou chez les hommes recrutés par la presse. Les commentaires de Herrick, six mois plus tôt, étaient oubliés.
Il aperçut l’aspirant Penels près des haubans d’artimon, silhouette minuscule auprès du bosco et d’une poignée de marins. Il s’agitait comme un pantin et ne montrait qu’un piètre intérêt pour ce qui se passait autour de lui. Herrick avait parlé à Bolitho de la visite de Pascœ, de ce qu’il lui avait dit pour essayer de prendre sa défense. Savoir qui avait raison ou tort paraissait bien dérisoire à côté de ce qui les attendait dans les prochains jours. Une seule chose était malheureusement indiscutable : Babbage était mort.
Herrick s’était montré dur envers Penels, ce qui était assez inhabituel chez lui :
— Il n’a pas l’étoffe d’un officier, amiral, c’est un petit garçon à sa mémère. Je n’aurais jamais dû le prendre à bord.
Bolitho comprenait sa position, mais il éprouvait aussi de la sympathie pour Pascœ et son geste désespéré pour retrouver le déserteur.
Herrick n’avait jamais eu la vie facile. Il était issu d’une famille modeste, il avait dû franchir chaque échelon sans bénéficier des faveurs d’un protecteur haut placé. Mais il aimait d’autant plus la marine qu’il avait gagné sa position à la force du poignet et il se montrait implacable en face de gens moins déterminés que lui.
Lorsque Bolitho avait essayé de trouver quelque excuse au comportement de Penels, Herrick lui avait répondu sèchement :
— Vous voyez le Styx là-bas, amiral ? Son commandant avait l’âge de Penels lorsque nous avons maté cette mutinerie ensemble ! Je ne l’ai jamais entendu pleurer en appelant sa mère !
Mais enfin, quelle que dût en être l’issue, Penels devrait bien endurer avec les autres l’horreur du combat.
Bolitho reprit ses esprits et appela son aide de camp.
La vie austère à bord et la nourriture spartiate semblaient réussir à Browne plus qu’à tout autre. Le changement qu’avait entraîné son passage de l’Amirauté au carré était assez étonnant.
— Dites-moi, ce jeune Penels… pourriez-vous utiliser ses services ?
— Eh bien, amiral… – sa première réaction de rejet disparut aussi vite qu’elle était née – … si l’on m’en donnait l’ordre, ce serait possible – il lui sourit. Naturellement, amiral, je pourrais rétorquer que, sans lui, Babbage serait toujours en vie, ou du moins, qu’il serait en fuite. Votre neveu n’aurait pas été provoqué et quant à vous, amiral…
— Eh bien, moi, quoi donc ?
— Je vais le prendre, amiral, je viens de me rappeler quelque chose. Sans le défi lancé à votre neveu, vous ne m’auriez pas fait galoper à bride abattue jusqu’à Portsmouth. Et dans ce cas, votre dame ne serait pas venue !
Bolitho balaya la chose d’un geste.
— La peste soit de votre impertinence ! Vous êtes aussi méchant homme que mon domestique. A présent, je comprends pourquoi Sir George Beauchamp avait tant hâte de se débarrasser de vous !
Browne se mit à rire derrière son dos.
— Sir George a l’œil lorsqu’il s’agit de femmes, amiral. Je reconnais que c’est très injuste, mais il aura pu me considérer comme un rival.
— Mais bien sûr, répondit Bolitho en souriant. Je m’en doutais !
Les quatre bâtiments en lente procession virèrent bout au vent pour jeter l’ancre tandis que leurs plus modestes conserves restaient au vent en attendant leur tour. Même ici, avec tant de navires rassemblés, il était impossible de relâcher sa vigilance, pour parer à une possible attaque, en force ou isolée.
Herrick finit par lâcher sa lunette, apparemment satisfait.
— Tout le monde a mouillé, amiral.
— Très bien, Thomas – ils se mirent un peu à l’écart des marins. Au crépuscule, vous pourrez mettre les hommes au travail. Gréez les chaînes sur les vergues et faites établir les filets à temps. Il n’y aura guère de mouvements dans le chenal, mais il est possible qu’il y reste un bâtiment pour donner l’alerte. Nous devons nous tenir parés. Au pire, si nous venions à nous échouer, il faudra faire vivement et nous sortir de là sans traîner.
Herrick acquiesça. Il était heureux de voir que quelqu’un partageait ses vues comme ses craintes.
— Le Benbow est doublé du meilleur cuivre d’Anglesey, mais je n’aimerais pas trop le râper dans les parages !
Il s’interrompit pour regarder quelques hommes qui passaient avec des bailles pleines de graisse et de suif. La moindre pièce courante de palan, le moindre appareil, du vit-de-mulet au cabestan, il fallait tout graisser très soigneusement.
La nuit, sur le pont d’un vaisseau, le bruit du vent et des voiles semble énorme, mais en fait, c’est le bruit d’un bout de métal isolé qui porte le mieux sur l’eau.
— Les canots que j’ai sélectionnés au sein de l’escadre commenceront à sonder dès que nous serons en route, reprit Herrick. Cela leur fera un peu d’entraînement et les hommes prendront confiance en eux. J’ai donné aux canots l’ordre que, lorsque nous serons au contact, ou encore en cas d’attaque, ils ne regagnent leur bord que s’ils ne gênent pas notre marche. En cas de besoin, le Styx pourra toujours les ramasser plus tard.
Bolitho le fixait attentivement. Même dans la pénombre, les yeux de Herrick gardaient leur couleur bleu clair.
— Je crois que nous avons pensé à tout, Thomas. Pour le reste, votre dame Fortune nous donnera bien un coup de main.
— Je l’avais déjà prise en compte dans mes calculs, lui répondit Herrick en riant.
Un ombre passa près d’eux. C’était Loveys, le chirurgien, et Bolitho sentit un frisson lui parcourir l’échine en se souvenant de ce qu’il avait souffert, de ce qui était passé dans les yeux de Loveys lorsqu’il avait commencé à sonder ses chairs déchirées.
Les chirurgiens de l’escadre allaient avoir du travail à revendre, songea-t-il tristement, et pas dans quelques jours, dans quelques heures tout au plus.
— Je descends dans ma chambre. Vous pourriez venir avec moi ?
— Oui, acquiesça Herrick, je ferai mettre aux postes de combat dès que les hommes auront soupé, amiral.
Bolitho était d’accord. Il avait laissé à ses commandants liberté de se préparer au combat comme ils l’entendaient. Si l’un d’eux était plus rapide que le vaisseau amiral, Herrick risquait de mal prendre la chose et c’était peu dire.
La chambre parut à Bolitho plus grande qu’à l’accoutumée et il comprit qu’Ozzard avait fait porter la plus grosse partie du mobilier sous la flottaison. Ce genre de chose le mettait toujours mal à son aise, il avait l’impression qu’il était la proie de l’inéluctable, de l’inexorable.
Allday avait sorti le sabre d’honneur de son support et était occupé à astiquer l’autre.
— J’ai fait préparer votre souper, amiral. Il n’y a rien de lourd.
Bolitho alla s’asseoir et étendit les jambes.
— On dirait que la perspective de cette nouvelle bataille vous tracasse.
— C’est vrai, amiral – il examina soigneusement la lame et hocha la tête, satisfait. Là où est votre marque, on va avec elle juste où l’ennemi est le plus coriace. Ça me tracasse davantage que quelques nez écrabouillés !
Bolitho laissa Allday vaquer à ses petites affaires. Avec un peu de chance, le brick porteur du courrier était arrivé en Angleterre. Encore à peu près une journée sur les routes, et sa lettre finirait par arriver chez Herrick, dans le Kent, là où demeurait Belinda.
Ozzard arriva, portant un plateau recouvert d’une serviette.
— On va rappeler aux postes de combat, amiral – il semblait indigné par le désordre que cela allait entraîner. Mais Mr. Wolfe m’a assuré que la chambre resterait en l’état tant que vous n’auriez pas terminé.
Et il posa son plateau sur la table.
— Bœuf salé une fois de mieux, j’en ai bien peur, amiral.
Bolitho lui fit un sourire : il se souvenait de Damerum mentionnant le nom de son épicier londonien. Mr. Fortnum ? Il faudrait qu’il aille y faire un tour avec Belinda un de ces jours.
Loin, très loin, comme venus d’un autre bâtiment, il entendait les cris des boscos et des officiers mariniers qui, pont après pont, parcouraient le bord.
— A tout l’équipage ! Aux postes de combat !
On avait l’impression que le Benbow se mettait à trembler sous l’impact de ces centaines de pieds qui martelaient les ponts, comme si le vaisseau s’aiguillonnait lui-même avant de se lancer dans la bataille.
Bolitho baissa les yeux sur la nourriture rustique qui l’attendait, et à laquelle Ozzard avait tenté de donner un air appétissant. Il s’entendit dire :
— Voilà qui me paraît fameux, Ozzard. Je prendrais bien un verre de madère pour accompagner tout ça.
Allday quitta la chambre, son vieux coutelas hors d’âge sous le bras. Il voulait le passer lui-même sur la pierre du canonnier. Allez confier ça à un mousse ou même à un matelot, vous vous retrouvez avec une vraie scie de bûcheron.
Le commentaire de Bolitho ne lui avait pas échappé. C’était bien lui. Dans un moment comme celui-là, il était prêt à avaler cette viande dure comme du chien plutôt que de risquer de blesser Ozzard.
Il se faufila entre les pièces, les silhouettes grouillantes et les officiers mariniers qui hurlaient.
Allday avait déjà vu cent fois ce spectacle et il avait cent fois fait lui-même partie de ces gens-là.
Mais, en tant que domestique personnel de Bolitho, il était désormais au-dessus du lot, il était devenu quelqu’un d’intouchable à bord comme à terre, jusqu’à ce que le sort en décidât autrement.
Tom Swale, le bosco, lui décocha en le croisant un grand sourire édenté.
— Alors John, on s’occupe ?
Allday lui fit un signe de connivence :
— Eh ouais, Swain, on s’occupe.
Il s’agissait d’un petit jeu convenu entre eux. Sans cela, ils se seraient sentis inutiles lorsque les pièces parleraient.
A la nuit noire, les bâtiments de Bolitho levèrent l’ancre l’un après l’autre puis, comme des fantômes, s’éloignèrent lentement du reste de la flotte.
Les mains posées sur la lisse, Bolitho regardait droit devant lui. Il arrivait à distinguer les mâts de hune plus clairs, l’amas des haubans qui se détachaient dans la nuit, guère plus. L’Implacable et La Vigie étaient invisibles, de même que les canots manœuvrés aux avirons qui se tenaient comme des chiens de chasse aux aguets sur l’avant ou par le travers de leurs imposantes conserves.
Alignés sur les passavants du Benbow, des hommes faisaient la chaîne pour répéter à Grubb et à ses aides les sondes mesurées entre les bossoirs.
Le vent sifflait joyeusement dans les huniers cargués. Bolitho entendait aussi le doux chuintement de l’eau contre la coque, seule manifestation tangible du fait que le Benbow faisait route.
Il aperçut une ombre plus dense sur bâbord, les côtes suédoises qui semblaient ramper vers eux comme si le bâtiment était immobile et comme si c’était elles qui étaient en mouvement.
— Dix brasses, monsieur !
Bolitho entendit Herrick qui discutait à voix basse avec Grubb, puis le grincement d’un morceau de craie sur l’ardoise. Quelqu’un notait les sondes.
Bolitho savait que L’Indomptable, qui les suivait immédiatement, était très proche, mais il avait peur de grimper sur la poupe pour le repérer. C’était comme si quelque chose lui manquait ou encore comme si, en se détournant, il risquait de créer une faille dans ses défenses.
Les batteries danoises s’attendaient certainement à quelque chose dans ce style. Il savait bien que c’était assez improbable, il avait pourtant du mal à l’admettre. Aucun amiral sain d’esprit n’aurait risqué une flotte entière dans ce détroit protégé par une artillerie aussi puissante. Dans ces conditions, pourquoi envoyer une poignée de bâtiments comme l’escadre de Bolitho ?
Dans sa chambre, tout cela paraissait très simple. A présent, avec cette ligne de côte allongée qui se précisait sur bâbord, tout devenait plus difficile.
Il songeait au canot qui sondait loin devant les navires : l’armement devait s’activer aux lignes et aux plombs, faire le guet pour repérer un garde-côte à l’affût, essayer de détecter quelque son insolite. Qui était l’officier qui le commandait ? Il n’avait pas posé la question. Mais s’ils devaient avoir confiance en lui, il fallait bien aussi que lui eût confiance en eux.
Ils avaient largué les canots une heure avant d’atteindre l’entrée des détroits. Les nageurs devaient commencer à fatiguer et l’épuisement devait prendre le pas sur la vigilance.
Il lâcha la lisse, pestant intérieurement d’éprouver encore ces craintes. Il était trop tard.
Herrick sortit de la pénombre.
— Tout semble calme, amiral.
— C’est vrai. J’imagine que les Danois s’attendent tellement à une attaque frontale contre le port qu’ils n’ont guère envie de se déplacer dans l’obscurité.
Dans quelques heures, le branle-bas allait sonner à bord des vaisseaux de Nelson qui allaient se mettre en route à leur tour et suivre la même route qu’eux dans le chenal du Sound, avant de se diriger vers le mouillage de l’île Hven où ils pourraient panser leurs plaies avant l’assaut final contre les forts danois et les barrages flottants.
Les têtes alignées au-dessus du passavant bâbord s’agitèrent d’un seul mouvement jusqu’au moment où le dernier homme de la ligne annonça :
— Haut-fond sur bâbord avant, monsieur !
Bolitho résista à la tentation d’aller rejoindre quelques servants de neuf-livres qui scrutaient la nuit à travers les filets. C’était sans doute la seconde chaloupe du Benbow qui avait aperçu puis annoncé le danger.
Les voiles crissèrent comme on brassait les vergues et Bolitho jeta un coup d’œil par le travers de l’autre bord en se demandant si quelque sentinelle n’avait pas remarqué le fanal de la chaloupe lorsqu’elle avait fait son signal au vaisseau amiral.
Cela dit, il était peu probable que les Danois fussent différents des Anglais. Avant qu’une sentinelle se décidât à réveiller son officier et peut-être toute une garnison parce qu’elle pensait avoir peut-être aperçu quelque chose, il en fallait beaucoup. Des campagnes avaient échoué ou réussi, parfois un simple engagement, parce que quelqu’un avait appliqué la consigne.
Il imaginait Wolfe, posté quelque part dans les bossoirs. Le second n’avait pas de tâche particulière dans ces moments-là. Son expérience, la somme de ce qu’il avait appris sur toutes les mers du globe, voilà ce que l’on attendait de lui ; c’était un homme capable de voir ou de sentir les choses, de repérer quelque dangereux récif là où les hommes de sonde n’avaient rien vu.
Herrick lui glissa dans l’oreille :
— A votre avis, combien allons-nous avoir de ces petites canonnières, amiral ?
— Je ne sais pas exactement, Thomas, mais plus d’une vingtaine, ce qui est déjà beaucoup trop. Le vice-amiral Nelson a l’intention de mouiller près du récif de Middle Ground avant de s’approcher des bâtiments danois. Et il le fera, sans se soucier de ce qu’il va trouver. Mais, si ces galères arrivent à passer à travers la ligne de bataille, les choses peuvent tourner au désastre.
— Et douze brasses !
— Ça va mieux comme ça, soupira Grubb, qui osa même lâcher un petit rire.
Les heures s’égrenaient, Bolitho avait l’impression de porter une grosse charge. Tous ses muscles lui faisaient mal, mais il savait que chacun à bord ressentait la même chose, du commandant au dernier des mousses.
On entendit quelques cris brefs, un canot s’approchait paresseusement à tribord. C’était l’un des leurs. Les nageurs étaient pliés en deux sur les avirons, épuisés au point d’avoir du mal à reprendre leur souffle. Un enseigne dont les revers clairs brillaient dans la nuit fit signe au vaisseau amiral et un fusilier annonça d’une voix enrouée :
— On est passés, monsieur ! Voilà ce qu’il a dit !
— Transmettez la consigne, ordonna Herrick. Pas un bruit, vous m’entendez bien ? Sans ça, ils vont commencer à pousser des vivats, ils sont faits ainsi ! – et, se tournant vers Bolitho avec un grand sourire : Même moi, j’en ai bien envie, amiral !
Bolitho joignit les mains pour se calmer. Pas un coup de feu tiré, pas un seul homme de perdu. Au jour, les choses allaient être différentes, lorsque le gros de la flotte aurait progressé.
— Faites donner un tour de sablier, Thomas. Lorsqu’il sera vide, nous rappellerons les canots.
— L’aube va se lever dans deux heures, amiral, annonça Grubb en se frottant les mains. Je m’sens comme une vieille soif après cette petite virée !
Herrick se mit à rire.
— Je comprends bien, monsieur Grubb. Faites passer au commis : le double de rhum pour tout le monde et pas de discussions sur l’état de ses tonneaux ou je le fais écorcher vif !
Bolitho sentait la tension tomber, même avec ce combat à venir. Le Benbow était passé, chacun était capable de comprendre ce que cela signifiait. Comme Allday le lui avait fait remarquer, ils se battaient les uns pour les autres, pas pour exécuter les ordres des grands chefs.
Le sablier se renversa près du compas et Grubb annonça :
— C’est l’heure, amiral.
— Dites à la chaloupe d’informer L’Indomptable, nous ramassons les embarcations.
Bolitho imaginait aisément le soulagement qu’allait apporter aux armements des canots ce message lorsqu’il aurait fini de descendre la ligne. A l’aube, on ne compterait plus les dos endoloris ni les ampoules.
Il sentit que quelqu’un lui mettait un quart entre les mains, c’était Browne, mais il tremblait.
— Vous ne vous sentez pas bien ?
Browne détourna les yeux vers la terre qui leur était cachée.
— Si je me sens bien ? – il essaya de rire. Je suis parfaitement à mon aise lorsqu’il s’agit de cérémonies à l’Amirauté. Je sais me servir d’un sabre ou d’un pistolet, mieux que bien d’autres, je tiens honorablement ma place à une table de jeu. Mais ce genre de chose, cette terrible descente aux enfers qui n’en finit pas, ça, amiral, j’ai du mal à le supporter !
— Ça vous passera.
Il était bouleversé de voir Browne dans un état pareil.
— Je me disais une chose, reprit Browne. Demain, nous sommes le 1er avril. Et au soir du 2 je risque d’être réduit au néant !
— Vous n’êtes pas le seul. Tout le monde se dit la même chose à bord, à l’exception peut-être des imbéciles.
— Vous aussi, amiral ?
— Oui, moi aussi, je le sens et l’en ai peur – il essaya de hausser les épaules. Mais j’ai fini par apprendre à le supporter.
Browne s’évanouit dans l’obscurité et il resta là, plongé dans ses pensées.
Le 1er avril. En Cornouailles, la verdure renaissait, neige et brouillard disparaissaient jusqu’à l’année suivante. Il croyait presque humer la senteur des haies, les odeurs plus fortes des fermes.
Et sa maison attendait, comme elle l’avait fait si souvent depuis cent cinquante ans, elle attendait le retour d’un Bolitho chez lui.
Cessons tout cela ! Il était inutile de se complaire dans de faux espoirs ou de s’apitoyer sur son propre sort.
Il leva les yeux vers la tête d’artimon, mais sa marque était noyée dans les nuages noirs.
C’était à vous glacer les sangs, de penser que ce petit groupe de bâtiments avait embarqué les deux derniers marins de la famille Bolitho.
Wolfe se dirigea vers les filets en courbant la tête. Le grondement des premiers coups de canon passa au-dessus du bâtiment comme un roulement de tonnerre.
— Mon Dieu, écoutez-moi ça !
Sur le pont principal, la plupart des hommes s’étaient tournés vers l’arrière pour regarder les officiers, comme pour essayer de savoir ce qui se passait.
Bolitho s’abrita les yeux et jeta un coup d’œil aux hommes de vigie. Aux premières lueurs, il avait réussi à surmonter la répulsion que lui inspiraient les hauts et était grimpé jusqu’au croisillon du grand mât de hune pour examiner les côtes danoises. Tours et clochers, noyés dans la brunie, lui étaient apparus comme irréels. S’aidant d’une lunette et sous l’œil curieux des fusiliers postés là-haut, il avait pu observer les défenses de Copenhague dans toute leur étendue.
Il n’avait pas l’intention de mener sa petite escadre à portée des nombreuses batteries établies le long de la côte. Sa mission consistait à trouver les galères et à en détruire le plus grand nombre possible avant qu’elles eussent le temps de participer à la bataille.
En lisant ses ordres écrits, il avait pu se faire une bonne idée de ce que Nelson allait trouver en face de lui. Il y avait au moins dix-huit bâtiments de lignes mouillés là, l’équivalent d’une ligne imprenable de batteries fixes, sans compter les trois énormes batteries installées sur l’île Amager avec leurs pièces de soixante-six. Et tout cela sans parler d’autres bâtiments de guerre ni de l’artillerie installée le long du rivage.
Face à ces forces considérables, Nelson n’emmenait que douze soixante-quatorze ; encore heureux s’ils pouvaient franchir la dernière partie du chenal sans se faire massacrer.
Maintenant qu’il entendait le roulement continu des canons, il s’émerveillait de l’audace, ou peut-être de l’inconscience, qui caractérisait ce plan. Et il s’émerveillait davantage encore devant le sang-froid de l’homme qui commandait l’opération plus loin derrière et qui avait mis sa marque sur l’Eléphant.
Herrick s’approcha de lui, l’air soucieux.
— J’aimerais mieux être avec le reste de la flotte que me retrouver ici, amiral. Je crois que nous avons tort de les laisser comme cela, des canons supplémentaires seraient bienvenus.
Bolitho commença par ne rien répondre. Il observait L’Implacable qui virait légèrement sur bâbord, jolie pyramide de toile faseyant dans le lointain. Plus loin encore sur son arrière, La Vigie fermait la marche tout en gardant à n’en pas douter un œil sur le bâtiment amiral.
— Les Danois ne feront rien tant que Nelson ne se sera pas jeté lui-même dans la bataille, fit-il enfin. Lorsque l’escadre appareillera demain matin et viendra se placer autour de Middle Ground, voilà le moment que je choisirais. Nos forces seraient prises sous le feu dans au moins trois directions.
Il examina la fumée qui s’étendait lentement en montant dans le ciel, signalant les bâtiments postés à bonne distance ainsi que la ville. Des hommes se battaient, mouraient et pourtant, sur la dunette du Benbow, on ne ressentait ni inquiétude ni impression de menace.
Browne laissa retomber sa lunette.
— Signal de L’Implacable, amiral, répété par La Vigie : « Voile suspecte dans le sudet ! » L’Implacable envoie de la toile, amiral, ajouta-t-il.
Bolitho lui fit signe qu’il avait compris et essaya de cacher son trouble. Le commandant Peel agissait conformément à ses ordres, sans perdre son temps à rendre compte à tout le monde de vagues informations.
Cela dit, toute le flotte danoise était déjà parée à l’attaque et ce n’était pas un marchand isolé qui allait courir le risque de se jeter au milieu de deux grandes flottes.
Comme pour confirmer cette déduction, Browne cria :
— De L’Indomptable, amiral. Le Styx annonce que notre flotte est en route et change de cap.
Herrick sortit son mouchoir et s’essuya les yeux.
— Voilà qui me soulage, au moins, nous ne serons pas seuls pour le voyage de retour !
— Ohé, du pont !
On avait oublié la vigie perchée là-haut, toutes les têtes se levèrent.
— Canon dans le sud !
— Quelle peste, jura Herrick, Peel a dû engager le combat !
— Signal de La Vigie, amiral : « Demande l’autorisation de se porter en soutien. »
Herrick secoua la tête, dubitatif, et se tourna vers Bolitho pour voir ce qu’il en pensait.
— Autorisation refusée, fit Bolitho, très calme. Il faudrait deux heures à La Vigie pour rattraper la frégate. Et si nous repérons les galères, nous aurons besoin d’elle pour les repousser.
Browne leva les yeux vers le pavillon qui montait en bout de vergue et flottait au vent. Assister au bref échange entre Bolitho et Herrick avait chassé le trouble qu’il ressentait. Il savait ce à quoi ils pensaient tous deux, ce que cela pouvait représenter pour un supérieur de faire courir un risque à un parent ou un ami.
On entendait maintenant le bruit du canon depuis la dunette, un fracas sauvage, encore intermittent mais très net, qui suggérait un combat entre deux ou plusieurs bâtiments se tirant dessus à faible distance.
— Monsieur Speke, cria Herrick, en haut et dites-moi ce que vous en pensez !
Basques flottant au vent, l’officier grimpa quatre à quatre dans les enfléchures.
Wolfe salua :
— Dois-je donner l’ordre de charger et de mettre en batterie, amiral ?
— Non, répondit Bolitho, il n’y a pas encore lieu.
C’était étrange. En quelques secondes de combat, Copenhague, qui était la raison de leur présence ici, avait été chassée de tous les esprits.
Quelque part sur l’horizon brumeux, l’un des leurs se battait. On pouvait imaginer qu’il s’agissait de deux bâtiments. Que l’autre fût russe, suédois ou danois n’avait guère d’importance.
Il connaissait la compétence tranquille de Peel, il savait qu’il ne se comporterait pas comme un imbécile. Il songeait aussi à l’expression de Pascœ lorsqu’il avait quitté sa chambre après avoir entendu ce qu’il lui avait dit sur son père.
— De la fumée, amiral ! cria Speke d’une voix suraiguë. Bâtiment en feu !
Bolitho se mordit la lèvre.
— Signal à l’escadre, monsieur Browne : « Faire force de voile ! »
Herrick comprit immédiatement ce qu’il voulait dire et cria :
— Monsieur Wolfe ! Du monde en haut et à établir les cacatois ! Puis vous mettrez la barre toute !
Wolfe se précipita sur le pont en balançant son porte-voix, ses cheveux roux volant au vent. Il ordonna d’appeler les hommes de renfort pour les mettre aux bras, tandis que les gabiers volants atteignaient déjà les hautes vergues.
Le Benbow répondit instantanément et bondit sous la toile qu’on lui donnait. Derrière, tout le long de la ligne, les autres bâtiments faisaient de même. A l’œil d’un terrien inexpérimenté, on aurait pu croire qu’ils volaient comme des frégates. En fait, avec ce vent faible, Bolitho savait très bien qu’ils ne dépassaient pas les cinq nœuds sur l’eau.
L’horizon parut d’abord trembler, puis entra en éruption sous l’effet d’une unique mais très violente explosion. Sur la dunette, personne ne pipa mot. Seule une sainte-barbe pouvait causer pareil fracas.
Browne se racla la gorge :
— De La Vigie, amiral. « Voile en vue ! »
Herrick gardait les yeux rivés sur les voiles du Benbow qui faseyaient encore.
— Mais quelle voile, pour l’amour de Dieu ?
— C’est le nôtre qui a coulé, amiral, cria Speke. Les autres semblent hors de combat !
La flamme du grand mât se tendit brutalement et Bolitho sentit le pont trembler au passage d’une rafale qui traversa la dunette avant de gonfler les voiles.
Il aperçut un voile de fumée, deux mâts auxquels pendaient des voiles en lambeaux et des vergues, témoins muets du combat.
La vigie cria soudain :
— C’est un français, amiral !
Bolitho se tourna vers Browne :
— L’Ajax.
Allday sortit de dessous la poupe pour regarder le spectacle avec les autres.
— Il a réparé et il essayait de rentrer en France, voilà mon avis.
— C’est probable.
Bolitho garda la main crispée sur la garde de son sabre, à s’en faire mal, jusqu’à ce que ses pensées se fussent remises en ordre. Allday avait raison, il fallait qu’il eût raison. Après ce que lui avait fait subir le Styx, le français avait bien eu besoin de cinq mois pour effectuer ses réparations. Il avait sans doute choisi un port qui avait été pris par les glaces et il était là à présent, il avait apporté avec lui une terrible revanche.
Il dit d’une voix rauque :
— Ordonnez à La Vigie d’aller voir, mais de ne pas engager le combat – il se retourna et vit le visage ravagé du pilote. Faites une route qui nous mette au vent de celui-là, monsieur Grubb.
Herrick baissa sa lunette.
— L’Ajax ne bouge pas, il a perdu son mât d’artimon et je crois que son appareil à gouverner est désemparé.
L’attente était insupportable, la silhouette de la frégate dévastée grandissait, La Vigie rôdait autour comme un chien de chasse qui a découvert un lion blessé. Le tout était rendu encore plus terrible par le silence.
Wolfe dit :
— La Vigie a mis ses chaloupes à la mer, amiral. Elle doit rechercher les survivants, encore que, après une explosion pareille…
Il se tut en voyant le coup d’œil cinglant que lui jetait Herrick.
Le major Clinton avait laissé ses fusiliers rejoindre Herrick près de la lisse. Il pointa soudain sa canne dans la direction du désastre :
— Je crois bien que le français remet en route !
Wolfe confirma la chose.
— Il s’est débarrassé des espars, il est en train d’envoyer un nouveau hunier.
Ils se retournèrent tous en entendant Bolitho :
— Faites mettre en batterie les pièces d’en bas, monsieur Wolfe.
On fit passer l’ordre en murmurant, le pont se mit à trembler sourdement, les affûts de trente-deux se hissaient lentement vers les sabords grands ouverts.
— En batterie, amiral !
Un morceau de bois noirci et des débris de gréement vinrent donner contre le flanc du Benbow. On apercevait aussi des cadavres, ou du moins ce qu’il en restait.
— Tirez un coup de semonce, monsieur Wolfe.
La pièce la plus à l’avant émit une violente déflagration et, tandis que la fumée se dissipait sur l’eau, Bolitho aperçut le gros boulet qui volait pratiquement droit sur la figure de proue de l’Ajax.
Mais le pavillon tricolore qui remplaçait celui qui était parti avec le mât d’artimon ne montrait aucun signe de faiblesse. Bolitho vit la silhouette de la frégate s’amincir, tandis qu’elle continuait à virer pour s’éloigner.
— Une bordée, amiral ? lui demanda Wolfe.
Bolitho regardait ailleurs, dans la direction de la frégate, dont l’image était brouillée comme à travers un verre épais.
A cette distance, un peu plus d’un mille, une pleine bordée de ces grosses pièces pouvait réduire la frégate en bouillie. Les voies d’eau causées par son combat contre L’Implacable, le poids de sa propre artillerie, tout cela réuni allait l’achever.
Il entendit Clinton qui s’exclamait :
— Ce commandant est fou à lier !
Bolitho hocha la tête.
— Dites aux chefs de pièce de tirer en feu de file.
Le second boulet vint s’écraser sur la dunette de l’Ajax et fit voler des débris ainsi que des morceaux d’espars qui s’élevèrent dans les airs comme paille au vent.
Bolitho vit le pavillon tricolore que l’on amenait lentement et ajouta :
— Mais c’est également un brave, major.
Un bosco annonça :
— Les chaloupes de La Vigie ont récupéré quelques hommes, amiral.
Bolitho avait du mal à reconnaître sa propre voix.
— Venez en route de rapprochement avec La Vigie, signalez à L’Indomptable d’aborder l’Ajax et de débarquer son équipage… – il durcit le ton – … puis de le couler bas.
Speke, toujours installé sur son perchoir inconfortable entre les croisillons, leur cria :
— Six hommes, amiral ! Cinq marins et un fusilier !
Bolitho se baissa pour passer sous les filets d’abordage plies et monta sur le passavant tribord pour voir les chaloupes qui avançaient lentement, derniers débris à la dérive du bâtiment de Peel. Du bois d’épave, des planches de bordé calcinées, de la toile noircie par les flammes. Et des hommes. Des hommes si abîmés et défigurés qu’ils n’avaient dû se rendre compte de rien.
Il s’accrocha aux enfléchures et faillit crier lorsque sa cuisse frotta les cordages raidis comme de l’acier.
Une main se tendait, il aperçut l’aspirant Penels qui le regardait.
— Laissez-moi vous aider, amiral !
— Merci.
Bolitho posa le coude sur l’épaule du jeune garçon, le temps de laisser passer la douleur.
Damerum, bien que ce fût involontairement, avait fini par trouver un assassin.
Il dut se contraindre à regarder la procession des survivants qui passaient sous la figure de proue du Benbow. Derrière lui, des marins poussaient des cris et se congratulaient d’avoir empêché la fuite de l’Ajax.
— Amiral, dit Penels d’une petite voix, je crois que j’aperçois quelque chose qui bouge.
Bolitho pointa sa lunette dans la direction qu’il lui indiquait. C’était la moitié d’un canot chaviré et un long espar dont un bout était écrasé comme s’il se fût agi d’un morceau de craie.
Plusieurs corps flottant à proximité, il crut d’abord que Penels s’était fait des idées, ou encore qu’il avait dit quelque chose pour lui complaire.
— Je le vois ! cria-t-il.
Il ne voyait qu’un bras, passé par-dessus l’espar. Mais ce bras remuait. Vivant, quelqu’un qui avait survécu. Qui sait…
Il fut soudain pris de panique : pendant ce court instant, le bâtiment s’était déjà éloigné de cinquante yards.
— Herrick ! Il y a un homme à la mer, là, sur tribord ! Un canot, vite !
Il sentit Penels jaillir de dessous son coude. Il crut, ensuite se souvenir d’un visage terrifié, éclairé par une étincelle de détermination. Le garçon se redressa et plongea droit dans l’eau. Il revint à la surface et se mit à nager vigoureusement avant que Herrick eût compris ce qui se passait.
Bolitho aperçut la chaloupe qui sortait de dessous l’arrière ; le patron, le regard fixe, avait l’œil rivé sur ses officiers.
Herrick mit ses mains en porte-voix :
— Suivez ce garçon, Winslade ! Faites aussi vite que vous pouvez !
Bolitho remonta sur la dunette où Browne lui dit, comme en s’excusant :
— Je suis désolé, amiral, mais L’Indomptable vient de signaler que l’Ajax sera coulé dès que nous aurons dégagé ses parages.
Loveys, le chirurgien, traversa en courant la dunette, zigzaguant entre les canons et les hommes. Son visage livide semblait être celui d’un fou.
— La chaloupe rentre, amiral. J’ai pris la liberté d’emprunter une lunette. Il y a deux survivants – et, plus lentement : Mr. Pascœ en est.
Bolitho lui prit le bras puis courut jusqu’à la lisse pour accueillir le canot qui s’approchait lentement de la muraille.
Winslade, le patron, attendait que quelques marins eussent descendu le rentré de muraille pour venir aider.
— Je n’ai que ces deux-là, amiral ! lui cria-t-il – il déglutit péniblement et reprit : J’ai bien peur que nous n’ayons perdu le jeune Mr. Penels, amiral. Il a disparu au moment où nous arrivions au canot.
Bolitho arriva à la coupée, on hissait à bord les deux corps inertes. Il ne reconnut pas le premier, un matelot qui portait un catogan et qui avait un bras brûlé au point d’avoir perdu toute forme humaine.
Loveys s’était agenouillé pour palper Pascœ. Ses aides attendaient derrière avec leurs tabliers, tels des bouchers.
La poitrine de son neveu se levait et s’abaissait douloureusement, de l’eau de mer coulait de sous le laçage de son vêtement, comme des larmes. Ses habits avaient été quasiment arrachés de son corps et Pascœ émit un grognement bref lorsque les doigts du chirurgien qui cherchaient une lésion interne se firent plus insistants.
Loveys finit par annoncer :
— Il est jeune et en pleine forme, naturellement. Rien de cassé. Il a eu de la chance.
Et, se retournant vers le marin :
— A présent, laissez-moi vous examiner.
Le marin murmura vaguement :
— Je n’ai absolument rien entendu. Le commandant était juste en train de crier et de hurler à propos de l’incendie – il hocha la tête, plissa les yeux lorsque Loveys commença à palper son bras brûlé. Juste après, je me suis retrouvé sous l’eau, je descendais et je descendais, je sais pas nager, voyez c’que j’veux dire ?
Puis, se rendant compte de la présence de Bolitho et de Herrick, tous deux encore sous le choc, il ajouta :
— Vous d’mande bien pardon, amiral !
— Mais non, fit Bolitho en souriant. Et que s’est-il passé ensuite ?
— C’est notre troisième lieutenant nouvel embarqué, amiral. Mr. Pascœ, il m’a hissé sur une épave qui flottait là et après, il est retourné chercher mon matelot, Arthur. Mais il est mort avant que la chaloupe soit arrivée. Il restait plus que Mr. Pascœ et moi. Les autres ils sont tous péris – il répéta ces derniers mots comme s’il ne parvenait pas à s’y faire : Tous péris.
Tandis que l’on descendait l’homme à l’infirmerie, Pascœ ouvrit les yeux. Contre toute attente, il se mit à sourire et articula d’une voix faible :
— J’ai quand même réussi à revenir, après tout ça, mon oncle.
Et il s’évanouit.